Inside La Place – Le devoir de protection

Saskia de Rothschild

Présidence Domaines Barons de Rothschild (Lafite)


L’année dernière j’ai eu le plaisir d’interviewer Juliette Couderc au Château L’Evangile, Eric Kohler au Château Duhart-Milon et Jean de Roquefeuil au Château Rieussec. Cette fois-ci c’est Saskia de Rothschild qui m’a accordé un moment pour répondre à quelques questions sur la viticulture au sein de Château Lafite Rothschild.

 

Gerda : Parlez-nous de vous ?

Saskia de Rothschild Parler de moi est rare… Chez nous on parle toujours de notre famille, mais également de notre famille de vignerons et nos domaines.

J’ai passé beaucoup de temps à Lafite enfant, et j’ai toujours vu mon père présent aux différents moments clés de l’élaboration de notre vin, notamment lorsqu’il faisait les assemblages avec l’équipe : c’était un véritable dialogue et un échange avec l’objectif d’atteindre un réel consensus. C’est à travers ces débats et une intelligence collective que naissent de belles choses. Avant j’ai fait une carrière plus solitaire en tant que journaliste. Ce métier est très centré sur ceux dont on raconte les histoires mais un jour, on doit partir. Ce que j’apprécie énormément dans mon travail actuel, c’est le temps long et bien sûr de dépendre de la nature, cela nous impose une humilité à toute épreuve.

G : Quels sont les principaux défis auxquels vous êtes confrontés personnellement, dans la pratique de votre métier ?

SR Aujourd’hui, nos défis sont multiples. Dans le domaine du vin, nous sommes dans un temps long donc l’anticipation est cruciale. Depuis une décennie environ, on voit un réel changement climatique. Le défi est donc d’anticiper cette évolution dans le but de transmettre. L’anticipation est une clé pour construire le vignoble de demain, car demain sera différent. 

J’ai une conviction profonde qu’il faut préserver notre environnement et notre biodiversité pour préserver les vins qu’on aime. C’est pourquoi nous avons conduit depuis 2017 une transition vers une agriculture bio dans tous nos vignobles français, accompagnée par une réflexion qui va au-delà. Cela englobe la préservation de la biodiversité dans des parcelles ainsi que des études approfondies sur la biodynamie pour comprendre autant que possible ses subtilités. Aujourd’hui, à Lafite nous avons près de 20 hectares en biodynamie, avec une personne de notre équipe, Manuela qui a fait le choix de réaliser une thèse sur ce sujet. Nous sommes avant tout des pragmatiques et des scientifiques. On échange beaucoup avec des personnes qui travaillent avec la biodynamie et depuis 2017, nous accumulons de l’expérience, et cette thèse nous permettra d’obtenir une vision des impacts de la biodynamie sur une partie du vignoble. Ce que j’observe depuis que nous avons entamé cette transition vers le bio et effectué des essais en biodynamie, c’est une capacité d’observation accrue de la part de l’équipe. Nous passons beaucoup de temps dans les vignes. C’est extrêmement bénéfique pour prendre des bonnes décisions, et en agriculture c’est crucial. Comment peut-on renouer avec nos intuitions ? A Lafite, nous sommes toujours restés avant tout des vignerons. Nous ne sommes jamais tombés dans les modes.

Nous vinifions nos vins comme il y a 50 ans, avec bien sûr, un peu plus de précision dans les extractions mais jamais d’excès. En ce qui concerne nos installations de chai, nous lançons en début 2024 un projet de restructuration de nos installations vinicoles, pour lequel nous avons choisi un architecte français originaire de Bourgogne, Bernard Quirot. Une fois de plus, c’est un superbe projet d’équipe. Notre objectif est d’avoir le plus faible impact sur l’environnement et de permettre à notre processus de vinification d’être plus intelligent. Le véritable défi des années à venir est le suivant : comment restructurer Lafite en restant Lafite.

Je dis toujours qu’il faut prendre des risques pour se protéger. Ce n’est pas simplement une question d’attention et de préservation, car cela a été réalisé avant nous.

Un autre défi sur lequel nous avançons est notre travail sur le bois. A Lafite, nous avons la chance d’avoir notre propre tonnellerie. C’est similaire à notre travail parcellaire, nous avons ce même objectif de précision et d’adaptation à chaque millésime. Nous constatons que chaque millésime est très différent alors comment adapter notre approche du bois au millésime? J’ai notamment entendu ces réflexions menées par Anselme Selosse sur ces vins champenois et cela a résonné pour moi.

Notre défi de tous les jours est bien sûr aussi social. Comment fait-on pour que les gens soient heureux de venir sur leur lieu de travail chaque jour et à tous les niveaux de l’entreprise ? Je crois que l’équilibre entre la vie personnelle et professionnelle n’a jamais été aussi important pour les gens. Il est important d’expérimenter et de travailler sur cet équilibre. Pour nos équipes à Bordeaux, nous avons mis en place un système de travail de 4 jours et demi. Cela leur permet de donner une demie journée à leur famille ou à des projets sociaux. Encore une fois une question d’équilibre…

 


Vendanges 2023

 

G : Quels ont été les moments marquants des vendanges 2023 ?

SR : Je rentre toujours de vacances pour les vendanges du blanc sec à Rieussec. C’est un moment clé car cela nous permet de comprendre l’évolution des raisins en termes d’acidité, de richesse, d’équilibre et les sensations dans les baies. Cette année, cela a eu lieu le 21 août lorsque nous avons commencé à couper les sauvignons blancs et nous avons eu d’excellentes surprises!  

Les vendanges ont été très longues à Pauillac. Cela faisait longtemps que nous n’avions pas eu des vendanges aussi étendues. Il y a eu beaucoup d’échanges avec l’équipe, ainsi que de nombreuses dégustations de baies dans les parcelles. Les décisions n’étaient pas toujours faciles car les deux canicules de fin août et début septembre ont bougé les lignes : il ne fallait pas trop regarder le voisin et se faire confiance.

Les premiers jus d’écoulage sont toujours un moment marquant : ce millésime amène à l’optimisme. Il tire son épingle du jeu par son côté lucide. Nous sommes véritablement ravis.

G : Quel est votre première impression sur la qualité de 2023…. 

SR : Fin octobre, nous avons dégusté une à une toutes nos barriques de vin de presse à Pauillac pour Lafite et Duhart-Milon. J’attends toujours cette dégustation pour évaluer et juger généralement la qualité du millésime. Il y a beaucoup d’information avec le vin de presse, et franchement, ce sont souvent des dégustations très longues, plus de 80 barriques. Cela ne nous a pas empêché d’être ravis. Nous sommes également contents du rendement malgré la conversion en bio que nous menons. C’est une grande satisfaction, cette performance de rendement est notamment le fait de l’implication et de la forte présence de nos équipes car avec le bio il faut être très réactifs.

 


La culture de la vigne

 

Gerda : Dans quel état d’esprit abordez-vous les évolutions climatiques ?

SR : C’est, de mon point de vue, une préoccupation quotidienne. On est dans un métier où nous passons beaucoup de temps sur des applications de météo, et on est aussi dans une époque avec beaucoup d’articles sur le réchauffement climatique. Cette préoccupation est constante et nous tentons de l’anticiper. Un exemple concret serait notre parcelle « Phare ». Nous y planterons nos sélections massales du plateau de Lafite qui serviront à replanter ce plateau dans l’avenir. Cette parcelle « Phare » sert aussi à planter des cépages « autres ».

L’idée est d’observer pendant les 10 prochaines années comment ces vignes se comportent, afin d’accumuler des données pour prendre des décisions au moment opportun.

A Pomerol nous sentons encore davantage les changements climatiques, étant souvent l’appellation la plus chaude de Bordeaux. C’est pourquoi nous anticipons particulièrement cette situation, notamment en réfléchissant aux futures replantations pour L’Evangile. Nous pensons à replanter davantage de cabernet-franc et de cabernet-sauvignon. Nous avons déjà quelques rangs de cabernet-sauvignon et nous nous sommes dit que cela pouvait être intéressant d’en avoir un petit peu plus.

Nous sommes obligés d’être combatifs pour protéger l’environnement. Car Il faut changer l’intégralité de notre manière de penser, de vivre, de consommer, de produire. Aujourd’hui, on ne fait plus un business plan comme on le faisait avant, l’obsession de la croissance à tout prix ne doit plus être la norme. Ce sont des changements psychologiques profonds qui doivent être conduits.

G : Vous pratiquez une viticulture agroécologique, observez-vous un changement de la vie dans les vignes depuis cette pratique ?

SR : Cette question est intéressante. A Lafite, nous avons un marais que nous étudions et observons chaque année, sa biodiversité est formidable. Nous avons commencé il y a trois ans un projet ambitieux de plantation de haies pour créer des couloirs de biodiversité de la vigne vers ces zones sauvages. Nous constatons un impact dans la vigne notamment dans les parcelles les plus proches à travers la population variée de faune et d’insectes qui surprennent chaque fois les observateurs venus les étudier. L’agroécologie est un réel changement des pratiques qui a des résultats mesurables et captivants, cette approche de conduite de la vigne globale c’est à dire incluant l’environnement de la plante, a considérablement évolué et embarque toute notre équipe.

: Pour un grand cru, le bio est-il obligatoire ? Ou chacun fait comme il veut ?

SR : Je crois que chacun fait comme il veut. Nous avons pris la décision de la certification car nous sommes très regardés et je pense que nous avons le devoir de rentrer dans ce cadre. Cependant, il est vrai que ces cadres peuvent parfois être limitants, et on peut avoir envie d’aller plus loin ou de faire différemment. C’est toujours complexe de se confronter à tout cela. Pour nous, il est important d’avoir une certification et de ne pas nous contenter de dire que « nous sommes en bio. » 

G : En 1982, 1990, ou même plus récemment 2009, 2010, les châteaux réalisaient de beaux rendements et des vins exceptionnels. Dernièrement, le sentiment prédominant est que cela n’est plus possible.

Pour produire des vins d’exception, les propriétés sont-elles vouées à produire de faibles quantités ?

SR : Je suis persuadée que non ! C’est intéressant car il y a souvent eu ce son de cloches. 

Dans les années précédentes, comme dans les années 80, il y avait la qualité et la quantité au rendez-vous. A Lafite, lorsque nous parvenons à la phase finale de la définition de nos vins, nous faisons différents assemblages dont un très restrictif. Nous les dégustons à l’aveugle et ce n’est jamais, mais jamais arrivé que l’assemblage le plus restrictif aie gagné ! L’expression du terroir de Lafite est un vin d’assemblage et de diversité. Une chose est sûre, si on se limitait uniquement au cœur du plateau de Lafite et aux parcelles et terroirs les plus exceptionnels, je ne pense pas que nous ferions un meilleur Lafite.

Chaque année nous nous posons des tas de questions, qu’est ce qui fait que Lafite Rothschild est bon ? Comment construire le vin par rapport aux cartes données par la Nature ? Il n’y a pas de recette miracle. Les assemblages sont différents chaque année. Cela fait la force de Lafite. En ce qui concerne les rendements, il est évident qu’il ne faut pas tomber dans les extrêmes avec des rendements trop élevés pour la plante. Il n’y a pas non plus le besoin d’être trop restrictif, ni dans ce que l’on apporte dans les vignes, ni dans la manière dont on assemble.

G : Vous êtes proches de vos équipes, est-ce que la transition vers le bio a modifié leurs attitudes ?

SRConcernant la conversion en bio j’ai travaillé avec Eric Kohler. Je suis arrivée à Lafite en 2016. Nous avons pu construire la stratégie ensemble et en collaboration avec l’ensemble de l’équipe. Cela a compté car nous avons pris le temps d’expérimenter et de mettre en œuvre de nombreux essais avant de finalement demander la certification en 2021. Cela a pris du temps, mais ce n’était pas une décision prise par une seule personne. Cela a été construit à plusieurs mains et en collaboration avec l’équipe. Nous expliquons souvent, en fin d’année et avant les primeurs pourquoi nous avons opté pour le bio, la biodynamie et quelles sont les différences. Je pense que nous avons aujourd’hui des équipes qui sont sensibles à ce mode de conduite.

Malheureusement, Bordeaux est aujourd’hui extrêmement fractionné entre les Grands Crus et une viticulture qui souffre. Je pense que l’avantage que nous avons aux Domaines Barons de Rothschild, c’est que nous exploitons aussi des vignes dans l’Entre-Deux-Mers. Cela nous permet d’avoir conscience des difficultés et des enjeux. C’est important de comprendre la diversité de cette viticulture et de réfléchir à son avenir. Nous sommes loin d’être dans une tour d’ivoire.

 

Gerda BEZIADE a une incroyable passion pour le vin, et possède une parfaite connaissance de Bordeaux acquise au sein de prestigieux négoces depuis 25 ans. Gerda rejoint Roland Coiffe & Associés afin de vous apporter avec « Inside La PLACE » davantage d’informations sur les propriétés que nous commercialisons.