Thomas Duroux
Directeur Général
Château Palmer
3ème Grand Cru Classé Margaux
Présentation
Gerda : Quels sont les principaux défis auxquels tu es confronté ?
Thomas Duroux : Il y en a beaucoup. Le premier est de faire fonctionner une entreprise de 80 employés avec beaucoup de métiers différents : la viticulture, la finance, le commerce, le réceptif, la communication…Si je m’attarde sur quelques points spécifiques, je parlerais de la production où, comme tu sais, Palmer a pris la direction d’une viticulture différente. Depuis 15 ans, la propriété est en biodynamie, et être en viticulture biodynamique à Bordeaux reste un vrai challenge. C’est un défi qui est à renouveler tous les ans, mais nous progressons tous les ans. Ensuite, il y a le défi d’un marché qui est compliqué depuis 3 ans maintenant. Nous connaissons les causes, essentiellement financières, avec la montée des taux d’intérêt. Il faut savoir s’adapter à ce marché tendu.
G : Tu es depuis 21 ans Directeur Général au Château Palmer. Y a-t-il des défis que tu n’aies pas anticipés ? La Dame Nature qui devient de plus en plus capricieuse par exemple ?
TD : Non, cela, on le sait depuis longtemps, que le changement climatique va complexifier notre métier. Je n’avais pas anticipé à quel point les marchés peuvent fluctuer. Nous avons connu un âge d’or, il y a 15 ans maintenant, avec une demande mondiale très forte, des marchés se sont contractés mais de nouveaux sont arrivés. Et finalement, quand nous prenons du recul, et que nous regardons en arrière, c’est assez impressionnant de voir à quel point le marché peut fluctuer. Très clairement, quand je suis arrivé à Palmer, d’abord je n’avais pas beaucoup d’expérience, mais c’est quelque chose que je ne pouvais pas m’imaginer.
G : À Palmer, vous êtes intégralement convertis à la biodynamie à partir du millésime 2014 et certifiés Demeter depuis 2018. Mais est-ce qu’on peut à la fois protéger la nature et satisfaire la pression du marché, qui veut un « grand » millésime chaque année, et avec une certaine quantité ?
TD : Cela n’est pas contradictoire pour moi. En fait, le marché a plus de facilité à vendre des grands millésimes que des millésimes moyens. Cela est évident. Pour autant, notre premier devoir, c’est d’assurer l’avenir d’une propriété comme Palmer et cela passe évidemment par le respect des sols, par le respect de la biodiversité, par le respect du vignoble.
G: Et par le respect d’un certain rendement, pour la viabilité économique de la propriété, peut-être?
TD : Non. Dans le cahier des charges qui m’a été donné dès mon premier jour à Palmer, la notion de rendement n’a jamais existé. Ce qui m’a toujours été demandé à Palmer, c’est de trouver des moyens de faire le plus grand vin possible. Et donc les rendements à Palmer sont faibles. Une récolte normale à la propriété se situe entre 30 et 35 hectolitres par hectare. Nous sommes convaincus que c’est le prix à payer pour aller le plus loin possible dans l’expression du terroir. C’est peut-être différent dans d’autres propriétés, mais à Palmer, c’est comme ça.
La marque Palmer et Alter Ego de Palmer Aujourd’hui & Demain

Chateau Palmer 2022 & Alter Ego 2022
G : Quel positionnement souhaites-tu pour vos marques ?
TD : Je ne crois pas que cela soit un axe stratégique de dire : voilà où nous allons nous positionner. Je pense que le positionnement est le résultat de la compréhension d’un travail par le marché, par les amateurs de vin. Il me semble que les vins que nous produisons sur la propriété, nos deux marques, ont une image forte d’être des vins un peu à part. Elles ne sont pas forcément faciles à définir en quelques mots. Mais elles véhiculent une image de singularité et cela nous convient. Mais ce n’est pas une volonté explicite de notre part d’aller chercher ce positionnement-là. C’est le résultat de toutes les actions que nous menons au quotidien.
G : Même si Palmer et Alter Ego sont difficiles à définir, en quoi vos vins se distinguent-ils, et sont-ils uniques ?
TD : Je pense que Palmer et Alter Ego sont les symboles les plus forts d’un écosystème complexe que nous construisons depuis des années. Pour autant, ce sont deux vins qui ont deux personnalités différentes, parce qu’ils proviennent de terroirs différents Alter Ego provient de parcelles de graves légères, qui sont les plus classiques de l’appellation Margaux. Alter Ego est l’archétype de ce que doit être un grand vin de Margaux, qui sont des vins fins et féminins. Et Palmer vient de terroirs plus particuliers, qui sont plus rares sur l’appellation. Ce sont des graves avec une dimension argileuse plus importante. Palmer déploie une texture singulière, plus ample, plus enveloppante qu’Alter Ego. Si je prends deux analogies, en parlant du tissu : Alter Ego est plus sur une dimension soyeuse, très fine. Palmer a davantage une dimension de velours, avec une épaisseur et un toucher plus amples.
Le Commerce
G : Quels sont vos principaux marchés ?
TD : La distribution de Palmer, qui est réalisée par nos négociants — dont Roland Coiffe fait partie — est très équilibrée, même s’il y a quelques variations d’une année à l’autre.
Globalement, l’Europe y compris la France, représente entre 40 et 45 % de notre distribution. L’Asie représente entre 30 et 35 %, et l’Amérique du Nord le reste, avec bien sûr quelques micromarchés comme l’Afrique et l’Amérique du Sud. Il y a un bel équilibre dans cette distribution. Nous sommes très redevables au négoce pour avoir su gérer cet éclatement, et nous souhaitons que cela continue.
G : Quelles sont vos priorités en termes de développement commercial ?
TD : C’est de continuer à être équilibré sur l’ensemble des marchés qui comptent. D’être très attentifs aux marchés émergents, qui peuvent prendre de l’importance demain — et donc de les comprendre, de leur rendre visite, et de savoir comment nous adapter en termes d’efforts commerciaux.
G : Quels sont les marchés émergents pour toi ?
TD : Aujourd’hui, c’est assez difficile de distinguer de véritables marchés émergents. Dans le contexte actuel, il n’y a pas grand-chose qui bouge. Mais on peut légitimement penser que, dans l’avenir, un continent comme l’Afrique se développera. Nous espérons tous qu’un pays-continent comme l’Inde s’ouvrira. C’est un pays qui a un grand sens du raffinement, Bien que très divers, il pourrait devenir un marché prometteur.
G : Oui, l’Inde est un sujet récurrent depuis longtemps… Je crois aussi que les Indiens aisés possèdent déjà leurs caves à Londres ?
TD : Oui, bien sûr. Mais je pense qu’il ne faut pas s’adresser uniquement aux très riches.
Même si les plus grands vins de Bordeaux ont un certain prix, tout est relatif. Je me souviens qu’étudiant, quand je n’avais pas beaucoup d’argent, je cotisais avec quelques amis pour goûter des vins extraordinaires, car c’était une de mes priorités.
G : Aujourd’hui, Palmer et Alter Ego de Palmer sont notés par beaucoup de critiques de vin. Que penses-tu du système de notation aujourd’hui ?
TD : C’est toujours important d’avoir des leaders d’opinion.
G : Mais est-ce qu’il y a encore un vrai leader aujourd’hui ?
TD : Non, il n’y a pas un seul leader, mais plusieurs. De nombreux journalistes dégustent, commentent et notent les vins. Je ne pense pas qu’aujourd’hui, comme par le passé, un seul fasse la pluie et le beau temps. Ce qui importe, c’est que les amateurs de vin puissent se retrouver dans les commentaires et appréciations de chacun. Nous, qui sommes sur le marché depuis longtemps, constatons que l’époque actuelle est très différente de celle où il y avait un ou deux leaders.
G : Tu es très souvent en contact avec nos importateurs, distributeurs, sommeliers et consommateurs finaux. Est-ce que les notes restent importantes pour eux ?
TD : Oui, je pense que les notes restent un repère facile. Aux États-Unis, quand on entre chez un caviste, on trouve des bouteilles partout, et chacune porte une note. Parfois, on ne précise même pas qui attribue cette note, mais elle est là. Le caviste a le sentiment que ces notes facilitent la vente. En réalité, peu de consommateurs achètent des bouteilles coûteuses sans savoir ce qu’ils prennent. Certains accordent de l’importance à la note, mais d’autres sont plus curieux et s’intéressent davantage au vin lui-même, ainsi qu’à l’histoire du domaine qui le produit. Il faut donc relativiser, mais les notes restent un outil important, largement utilisé.
G : Le « Village de Palmer » incarne bien cette idée de « mettre un lieu dans le verre ». C’est très bien présenté sur votre site, mais selon toi, pourquoi cette approche résonne-t-elle autant aujourd’hui ?
TD : Je pense que nous sommes à une époque où les amateurs s’intéressent aux produits et à la manière dont ils sont réalisés. Le produit en lui-même ne suffit plus pour séduire un consommateur. L’histoire derrière, et autour de ce produit, est fondamentale. L’idée de mettre un lieu dans le verre veut dire que nous voulons faire un vin de lieu, faire des vins à l’expression unique, des vins à fort caractère. Et pour faire ce type de vins, il faut comprendre le territoire, le rendre harmonieux, et faire en sorte que tout cela vive de manière simple et complémentaire. C’est pour cela qu’il me semble très important de travailler, comme nous le faisons, sur cet écosystème. On le ressent dans nos vins : le lien entre produit et terroir n’a jamais été aussi fort. Nous avons créé à la propriété une cantine ouvrière, qui nous sert à nourrir tous les gens qui travaillent ici, et qui est maintenant ouverte aussi au public, mais de manière modeste. Il y a 20 places pour le public, avec un menu ouvrier. Et il y a la table du Château, qui fonctionne uniquement pour les gens qui viennent nous rendre visite. Nous pouvons y recevoir entre 2 et 8 personnes, de manière privée. Ils passent par la table du Château pour une expérience gastronomique de très haut niveau, autour de la cuisine de Jean-Louis Le Bras. Cela fait partie des outils que nous avons pour expliquer cet écosystème, et pour faire comprendre toute la complexité qu’il y a derrière la réalisation d’un vin comme Alter Ego, et comme Château Palmer.
La Distribution Aujourd’hui & Demain
G : Comment perçois-tu la crise actuelle que traverse Bordeaux ?
TD : Il y a deux crises :
– Il y a une crise structurelle, qui est surtout autour de la consommation du quotidien. On sait bien que, dans les pays occidentaux, la consommation de vin a chuté ces dernières décennies. Il y a donc une situation de surproduction sur le marché actuel. On peut donc s’imaginer que les vignobles français mais aussi les vignobles italiens et espagnols, sont plutôt amenés à décroître.
– Ensuite, il existe une autre crise, conjoncturelle cette fois, qui touche les grands vins, ceux qui portent des enjeux économiques majeurs. Elle a débuté avec la hausse des taux d’intérêt : les frais financiers liés au portage des stocks ont augmenté, poussant la filière à déstocker massivement. Cela a entraîné une baisse des cours, accentuée par la surabondance de vins sur le marché à ce moment-là.
La Place de Bordeaux, bien qu’extraordinaire, réagit avec une forte amplitude : elle s’emballe à la hausse, mais chute tout aussi violemment à la baisse. Aujourd’hui, nous sommes clairement dans une phase de repli, que nous vivons avec une grande intensité. Il y a une chose merveilleuse à Bordeaux : c’est que nous avons une très longue histoire. Et quand on regarde cette histoire-là, c’est facile de trouver des moments qui ressemblent à ce que nous vivons aujourd’hui. Ce sera donc intéressant de voir ce qu’il va se passer.
G : Oui, ce n’est pas la première crise que nous subissons.
TD : Oui, et cela ne veut pas dire que les choses vont exactement se passer de la même manière. Mais grâce à l’histoire, nous avons de quoi nous projeter plus facilement.
G : Quant à la crise structurelle, comment pouvons-nous capter la nouvelle génération pour nos grands vins ?
TD : En fait, il faut capter la nouvelle génération pour nos vins en général. Il y a, bien sûr, pour les vins d’entrée et de milieu de gamme, une adaptation nécessaire du goût pour cette nouvelle génération. Il y a un effort important à faire en matière de communication et de marketing. À Bordeaux, nous souffrons probablement du manque de marques fortes. Il y en a, mais trop peu par rapport à d’autres régions. On sait que la jeune génération est sensible à ces sujets-là. Une marque qui a été extraordinaire par le passé, c’est une marque australienne : Yellow Tail. Le succès a été extraordinaire. Nous, à Bordeaux, n’avons jamais eu de marque aussi forte. Je pense que nous en avons besoin pour savoir valoriser notre production et attirer de nouveaux consommateurs.
Bordeaux a raté le virage des rosés même si le rosé est aujourd’hui en souffrance mais c’était un boom extraordinaire. Techniquement, nous avons tout pour faire des rosés merveilleux à Bordeaux, qui correspondent au goût du consommateur d’aujourd’hui. Bordeaux a connu une époque où l’on faisait plus de vins blancs que de rouges. Nous avons de très beaux cépages qui nous permettent de faire des vins blancs très agréables. J’ai des souvenirs, quand j’étais un jeune homme, de verres de vin blanc d’Entre-Deux-Mers avec des crevettes blanches de l’estuaire… Ce sont des mariages superbes. Il n’y a pas de solution miracle, mais il y a la nécessité de faire de multiples efforts, ensemble, pour imaginer le futur.
G : Comment penses-tu capter la nouvelle génération pour Alter Ego et Palmer ?
TD : Palmer est, avec d’autres vins, en haut de la pyramide des grands vins de Bordeaux. Il ne peut pas exister sans la base de cette pyramide. Si la base disparaît, nous allons souffrir très fortement. Donc, nous devons contribuer à la reconnaissance de la région. C’est très important. Ensuite, pour capter l’attention des jeunes consommateurs, il faut produire du rêve. On sait très bien qu’un jeune consommateur de 20 à 25 ans n’est pas forcément un client de Palmer, mais il le sera peut-être un jour, si le vin entre dans son centre d’intérêt et s’il a la curiosité d’aller goûter des vins emblématiques, comme ceux que nous produisons. Mais le vin lui-même ne suffit plus. Il faut réussir à transmettre l’ensemble de nos valeurs et tout ce qui est mis en œuvre pour aller chercher cette expression forte du terroir.
G : Penses-tu qu’il y a encore un avenir pour vendre des vins en Primeurs ?
TD : On peut légitimement se poser cette question. Et… je n’ai pas la réponse. Mais cela fait longtemps que nous nous préparons à cette éventualité. Si les Primeurs devaient disparaître , ce que je n’espère pas, nous saurons nous adapter. Mais lorsque cette logique de « meilleur prix » est remise en cause et que l’on a l’impression que tous les vins sont disponibles, partout et tout le temps, l’intérêt du système s’effrite. Les outils digitaux, comme Wine Searcher, ont profondément transformé le marché : ils donnent une impression de disponibilité permanente, à des prix parfois incohérents, ce qui brouille la lecture du marché.
G : Oui, même si l’offre est dérisoire, juste pour une bouteille.
TD : Oui, cela peut créer le bazar sur le marché, qui est devenu très transparent. Le prix de Palmer 2017 n’est pas celui de trois bouteilles offertes sur un réseau. Cela crée une difficulté de lecture. Le système des Primeurs est attaqué par des sujets comme celui-là. Personne n’est obligé d’acheter nos vins en Primeurs. Notre production de 2024 est toute petite, nous vendrons ce que le marché voudra acheter, et le reste, nous le garderons. Je pense qu’il y aura toujours des gens intéressés par l’achat en Primeurs, mais ce sera moins qu’avant sûrement. Peut-être qu’au lieu de fonctionner exclusivement en Primeurs, il faudrait fonctionner différemment, en gardant nos bouteilles aussi longtemps qu’il y aura des acheteurs. Au cours de ces 20 années, j’ai beaucoup réfléchi à des solutions alternatives pour la Place de Bordeaux, et j’ai toujours pensé que c’est comme la démocratie : elle n’est pas parfaite, mais c’est le meilleur système, et c’est pour lui qu’il faut se battre.
G : Peut-être que la nouvelle génération n’est plus intéressée par ce système où les vins sont livrés deux ans plus tard. C’est une génération qui « zappe », comme dans la belle chanson de Queen : « I want it all, I want it now ».
TD : Oui, bien sûr. La réalité, c’est que les achats en Primeurs aujourd’hui sont encore faits par ceux qui ont des caves, des collectionneurs qui veulent entretenir leur cave. Le consommateur qui n’a pas de cave n’achètera pas en Primeur, tu as raison. C’est pour cela qu’il faut être capable de répondre à ces deux types de clientèle. C’est pourquoi nous mettons en vente tous les ans, en septembre, un millésime de Palmer qui a 10 ans pour répondre à ce marché. Cette année, nous allons proposer Palmer 2015. Ces bouteilles ont été gardées à la propriété depuis la mise en bouteille, nous souhaitons répondre à la demande des amateurs de vins qui veulent boire leurs vins tout de suite.
La Place de Bordeaux
G : Peux-tu développer un peu la relation entre vous, les propriétés, et nous, les négociants de la Place de Bordeaux ?
TD : Je suis ici depuis longtemps et, évidemment, dans toute relation commerciale, le facteur humain compte. En vingt ans, j’ai créé des relations personnelles assez fortes avec beaucoup de nos négociants. Mais globalement, les relations entre la propriété et le négoce se sont fluidifiées. Nous sommes moins dans le jeu de rôle que j’ai vu à mes débuts. Nous sommes plus dans la simplicité.
G : Sommes-nous davantage dans le partenariat ?
TD : Nous sommes plus dans l’écoute. Il y a plus de transparence. Je trouve que c’est plus facile qu’avant de se parler.
G : C’est une transparence que vous nous avez imposée.
TD : Oui, bien sûr, et c’était difficile au début, car c’était mal compris.
G : Oui, car en tant que négociants, notre rôle n’est pas celui d’un agent : nous achetons vos vins et contribuons à leur rayonnement grâce à notre réseau de distribution, qui constitue notre véritable valeur ajoutée.
TD : Oui, bien sûr. Mais d’un côté, il est essentiel qu’une propriété puisse comprendre comment ses vins sont distribués. Cela a pris du temps pour mettre tout cela en place, mais je pense que nous ne retournerons plus jamais en arrière. Les relations sont aujourd’hui plus fluides, les négociants jouent davantage la transparence. Je trouve qu’il y a un bon niveau de confiance. En plus, je reste persuadé que nous avons un système assez extraordinaire pour distribuer nos vins. Évidemment, il y a des moments difficiles, comme celui que nous vivons actuellement, mais il y aura aussi des moments plus faciles. À nous de savoir comment réagir et peut-être aussi de faire le dos rond.
G : Bernard Burtschy m’a récemment confié que « la Place de Bordeaux doit se réinventer, car, comme dans le luxe, les grandes marques cherchent à reprendre le contrôle de leur distribution. » Est-ce une analyse que tu partages ?
TD : Je la partage, mais je dirais que la Place de Bordeaux s’est réinventée en permanence. En fait, c’est un outil polymorphe qui a une grande capacité d’adaptation. De l’extérieur, on peut penser que c’est très traditionnel et très conservateur, mais ce n’est pas le cas. La raison pour laquelle cette Place s’est toujours réinventée, c’est parce qu’elle a été créée par des gens d’horizons très différents : des Bordelais, mais aussi beaucoup d’étrangers qui sont arrivés à Bordeaux. Cette richesse multiculturelle fait que la Place de Bordeaux est très adaptable. Je ne suis pas si sûr que les Grands Vins veuillent reprendre le contrôle de leur distribution. Il y a eu une forte tendance il y a une dizaine d’années, quand tout allait très bien, où la propriété faisait presque de l’ingérence dans le travail du négoce, en lui disant « toi, tu vends 3 caisses à lui et 2 caisses à lui… ». Je pense que cette tendance est terminée et que la propriété comprend un peu mieux que la grande force de la Place de Bordeaux, c’est son adaptabilité, sa fluidité dans la distribution, son ouverture aux nouveaux marchés, les négociants bordelais sont à l’avant poste des tendances du marché. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas savoir ce qui se passe, mais cela veut dire qu’il faut laisser faire les spécialistes. Et les spécialistes dans la distribution, ce sont les négociants, pas la propriété.
G : Il faut trouver un équilibre entre vous et nous.
TD : Oui, bien sûr. Liberté, oui, mais il ne faut pas que le négoce aille contre les intérêts de la propriété. Si l’on veut un contrôle absolu de sa distribution, on ne passe pas par la Place de Bordeaux. Dans ce cas, on passe par un réseau de distributeurs exclusifs. Cela a des avantages, mais aussi des inconvénients.
G : Nous constatons un intérêt croissant du marché pour l’arrivée de vins hors de Bordeaux sur la Place ces dernières années. Que penses-tu de cette tendance ?
TD : C’est quelque chose que j’ai beaucoup défendu à l’époque, puisque, comme tu sais, avant Palmer j’étais en Italie et j’ai très modestement aidé un peu l’équipe de Masseto à installer ce vin sur la Place. La Place de Bordeaux a vocation à devenir la Place des Grands Vins du Monde. Mais comme toute nouvelle initiative, il y a des dérives. La Place de Bordeaux n’a pas pu s’empêcher d’aller trop vite et trop loin. Elle a laissé venir des vins qui n’ont pas la légitimité pour être distribués par Bordeaux. Ça tangue un peu en ce moment, mais cela va s’organiser avec un peu de temps. La Place de Bordeaux est faite pour distribuer des vins qui ont déjà une grande réputation. Le négoce ne peut pas faire autrement, ce n’est même pas son rôle. Il y a une analogie avec la bourse : quand on crée une entreprise, on ne va pas directement en bourse. On crée d’abord l’entreprise, on construit un modèle, et si on a du succès, alors on va en bourse. Avec les vins, c’est pareil : on crée un vin, on le développe, et quand on est fort, quand on a du succès, on peut venir sur la Place de Bordeaux, mais pas avant.
G : Comment vois-tu le rôle du courtier aujourd’hui ?
TD : Il est très difficile à comprendre quand on n’est pas du sérail. Mais il est fondamental pour faire fonctionner la Place de Bordeaux. La Place ne peut pas fonctionner sans ces middle-men qui sont les garants des bonnes règles à respecter. Et puis, les courtiers, pour nous les propriétés ou pour vous les négociants, sont aussi très importants pour fluidifier encore un peu plus nos rapports. Même si, comme je l’ai dit tout à l’heure, c’est plus simple qu’avant. Les courtiers ont cette vision globale qui doit nous aider à prendre du recul. J’ai beaucoup de respect pour ce métier. Ce n’était pas du tout le cas quand je suis arrivé il y a 20 ans.
G : Beaucoup de réseaux de distribution sont devenus plus courts avec l’arrivée d’internet. Nous sommes l’un des rares réseaux qui n’a pas changé : il y a toujours les trois intervenants sur la Place : la propriété, le courtier et le négociant.
TD : Oui, et cela n’est pas contradictoire. En fait, la Place de Bordeaux est un outil de distribution et de régulation. Cela permet de gérer en permanence l’équilibre entre l’offre et la demande. Sur des circuits courts, il est beaucoup plus difficile de gérer cet équilibre. Prenons l’exemple complètement inverse de la Place de Bordeaux, c’est le B to C. Si tu es une propriété et que tu vends uniquement aux particuliers via une mailing-list, tu dépends entièrement de ces particuliers. Si d’un coup la moitié d’entre eux n’achètent plus, tu as très peu de flexibilité. Alors qu’avec la Place de Bordeaux, nous pouvons nous adapter en permanence. Elle est très agile, et c’est là sa force.
Derniers Mots
G : Si tu avais une seule bouteille de cœur ?
TD : C’est toujours une question extrêmement difficile, car je suis passionné de vin et ma cave en regorge de belles bouteilles. Il m’est donc impossible de désigner une seule « bouteille de cœur ». En revanche, je peux te parler de la dernière qui m’a profondément marqué. Il s’agit d’un vin rouge de Bandol, issu d’un domaine ancien et historique, peut-être moins en vogue aujourd’hui : le Château Pradeaux. J’ai eu la chance de goûter le millésime emblématique 2001, et cette bouteille m’a procuré une grande émotion.
G : Cette émotion se traduit comment ?
TD : C’est la sensation de boire quelque chose d’unique, avec une telle personnalité qu’aucun autre vin ne peut lui ressembler. C’est la notion du vin de lieu justement. C’était très puissant avec cette bouteille.
Gerda BEZIADE a une incroyable passion pour le vin, et possède une parfaite connaissance de Bordeaux acquise au sein de prestigieux négoces depuis 25 ans. Gerda rejoint Roland Coiffe & Associés afin de vous apporter avec « Inside La PLACE » davantage d’informations sur les propriétés que nous commercialisons.