🎧Nous vous offrons la version audio de l’Inside🎧
Regards Croisés Partie 3
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Château Pichon Comtesse
de Lalande
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avec Bernard Burtschy, Nicolas Glumineau & Gerda Beziade
FIJEV Wine Talk Wine Paris 2025
Gerda : Lors de Wine Paris, vous avez donné une conférence sur la communication autour du vin au XXIᵉ siècle. Comment attirer la nouvelle génération vers un vin exceptionnel comme Pichon Comtesse de Lalande ?
Bernard Burtschy : C’est une bonne question. Mais je ne suis pas inquiet. Il faut simplement laisser les choses se faire. J’ai commencé ma carrière dans le vin au moment d’une crise, et d’une certaine manière, je vois celle d’aujourd’hui de façon plutôt positive, car elle permet de racheter des bouteilles rares qui étaient devenues presque inaccessibles.
G : Même parmi les jeunes ?
BB : Oui. J’ai beaucoup enseigné dans de grandes écoles tout en étant journaliste pour Le Figaro. À chaque dégustation que j’organisais, j’invitais mes étudiants. Ces jeunes y allaient avec une passion et une soif d’apprendre incroyables. Lorsque je réunissais 15 à 20 étudiants curieux et enthousiastes, leurs nombreuses questions insufflaient de l’énergie à la dégustation et revitalisait le producteur.
Je ne suis pas du tout inquiet pour cette génération. C’est vrai que l’augmentation des prix a rendu ces vins inaccessibles pour eux, et Bordeaux n’a pas toujours fait ce qu’il convenait de faire. Mais chaque fois que je demandais à un cru classé de 1855 de venir présenter ses vins à ces jeunes, ils étaient impressionnés par l’intérêt de cette jeunesse pour les grands vins. Il faut continuer à leur offrir des opportunités d’apprentissage. Sans formation, il est difficile de savoir. Mais Bordeaux, plus que d’autres régions, a toujours été impliqué dans l’éducation de cette génération. Je me souviens d’une fois où j’ai appelé Jean-Michel Cazes, et il m’a répondu : « Mais bien sûr, nous allons t’aider, ton idée est superbe. » Le problème pour les jeunes, c’est que, s’ils ne peuvent pas accéder aux bouteilles, ils disent parfois par dépit qu’ils n’aiment pas. C’est vraiment dommage. Il faut donc organiser un accès, car la demande existe bel et bien, même parmi eux. Bordeaux pensait que les prix allaient toujours augmenter, mais au final, il faut toujours un consommateur. Même les plus riches ne peuvent pas manger plus de trois fois par jour ni acheter du vin sans fin. Quand j’ai analysé les consommateurs, j’ai repéré un jeune public amateur, qui boit du vin deux fois par semaine et qui veut aussi apprendre. Par exemple, l’initiative Bordeaux Fête le Vin, qui a lieu chaque année est une excellente chose pour cela.
G : Et comment devrions-nous communiquer autour du vin ?
BB : Il n’y a pas de réponse unique, mais plutôt une multitude d’idées, car le public du vin est très varié. D’abord, chaque génération se construit souvent en opposition à la précédente. Vous n’écoutez pas la musique de vos grands-parents, donc il est normal que la jeune génération s’intéresse aux vins naturels ou au rosé. Elle a besoin de faire sa propre expérience. Mais il faut aussi lui transmettre l’héritage des générations précédentes.
Pendant longtemps, cette transmission se faisait au sein de la famille. Mais aujourd’hui, les personnes âgées de 45 à 65 ans n’ont pas suffisamment joué leur rôle dans cette transmission. Ce sont d’ailleurs eux qui consomment le plus de rosé ! Nous avons donc un « chaînon manquant ».
Je vais vous donner une anecdote : j’ai préparé un bœuf bourguignon en grande quantité. Ma fille de 15 ans en a mangé le soir, puis le lendemain avec ses copines. J’étais ravi, car cette génération consomme peu de viande en sauce, et en plus, elle l’a partagée avec ses amies. Cette idée de partage est essentielle, et elle l’est encore plus dans le domaine du vin. La convivialité est primordiale. Or, depuis la loi Évin, nous ne pouvons plus mettre en avant la convivialité autour de l’alcool. Je viens d’écrire un long article sur la transmission, mais il a été retoqué par l’autocensure. Il est crucial que tous les amateurs de vin prennent part à cette transmission. Chacun doit partager de belles bouteilles avec la nouvelle génération. Les deux mots-clés sont : partage et convivialité.
G : Les smartphones ont aussi changé la communication autour du vin, ne pensez-vous pas ?
BB : Oui, et cela présente de nombreux avantages. Chacun peut désormais se renseigner instantanément et échanger facilement avec les autres. D’ailleurs, nous avons mené une étude intéressante sur les sources d’information des influenceurs : 85 % d’entre eux se tournent vers la presse écrite pour s’informer.
G : Pourquoi les ventes sont-elles devenues si compliquées aujourd’hui, même pour les bonnes bouteilles ?
BB : La raison principale est la hausse continue des prix, qui a progressivement éloigné le consommateur fidèle, celui qui achetait pour le plaisir et remplissait sa cave chaque année, comme je le faisais. C’était une tradition bien ancrée, surtout en France et en Europe. Mais ces dernières années, ce lien s’est brisé : les propriétés se sont concentrées sur la premiumisation, oubliant ainsi cette clientèle passionnée. En conséquence, la distribution a perdu sa marge et s’est appauvrie. Et aujourd’hui, dans un marché en baisse, il devient très difficile de retrouver le juste prix.
G : Comment jugez-vous le marché actuel à Bordeaux ?
BB : C’est un marché compliqué. Le problème de Bordeaux, c’est qu’il n’est plus à la mode. Et inverser cette tendance n’est pas facile. Bordeaux a trop misé sur son image en se disant : « Nous sommes incontournables, nous sommes les meilleurs », mais elle n’a toujours pas compris qu’il fallait vraiment prendre soin du consommateur. Jusqu’à présent, Bordeaux avait la chance d’attirer des acheteurs et des journalistes du monde entier pendant les Primeurs, qui payaient eux-mêmes leurs frais d’hébergement. C’est quelque chose de rare dans le monde du vin. Si je me laissais faire, je pourrais être invité tous les 15 jours en Italie ou en Espagne. Là-bas, quand vous invitez des professionnels, l’Union européenne couvre la moitié des coûts, ce que les Français n’ont pas encore intégré. Mais attention, tous les vins de Bordeaux ne sont pas en crise. Je connais des petits châteaux de l’Entre-Deux-Mers où les propriétaires se déplacent sur tous les salons et entretiennent soigneusement leurs fichiers clients. Eux ne souffrent pas, car leurs clients commandent chaque année leurs 24 bouteilles sans exception. Ce sont des propriétés qui se gèrent indépendamment du négoce.
La grande question est toujours la même : « Où est le storytelling dont le consommateur a besoin ? » Autrefois, le négoce s’occupait des vins des petites appellations, mais aujourd’hui, la plupart des négociants ont délaissé ce marché de volume pour se concentrer sur leurs propres choix. En plus, certains vins ne tiennent tout simplement pas la route, car le consommateur est plus exigeant. Bordeaux n’a pas assez travaillé son client final ; il ne suffit pas que ce soit marqué « Bordeaux » pour avoir un débouché. Aujourd’hui, lorsqu’un consommateur lit l’un de mes articles sur mon site, il veut savoir où acheter le vin, et si possible immédiatement. Or, cette information manque souvent à Bordeaux.
Il ne faut pas oublier que Bordeaux a déjà traversé des périodes difficiles. En 2008, pendant la crise des subprimes, Bordeaux a perdu son principal marché : les États-Unis. Heureusement, le marché chinois est arrivé et a permis de redresser la situation. Par le passé, le monde entier est venu à Bordeaux pour acheter du vin, mais les propriétaires n’ont pas su suffisamment se positionner sur l’échiquier. En se concentrant trop sur leur désirabilité et en voulant devenir des produits de luxe, ils ont négligé leur client. Aujourd’hui, je ne vois pas de marché susceptible de sauver les vins de Bordeaux. Pour moi, Bordeaux s’est trop occupée de la distribution, en visant un client fantasmé, « riche », et pas assez de la commercialisation réelle de ses vins. Beaucoup de propriétés n’ont pas encore compris cela.
G : C’est en partie du passé, car aujourd’hui, les Châteaux sont bien équipés pour promouvoir leurs vins dans le monde entier.
BB : Oui, et cela devient de plus en plus urgent. Nous avons pris beaucoup de retard, tandis que d’autres régions ont pris notre place. Bordeaux s’est contentée de distribuer des vins déjà demandés, avec des négociants proposant toujours les mêmes références et se battant sur les prix. Mais la vraie bataille mondiale se joue désormais sur les circuits de distribution : il faut que le vin soit au bon endroit et au bon prix. La Place de Bordeaux repose sur un système du XIXe siècle, basé sur la répartition, mais nous sommes au XXIe siècle, dans un marché de conquête.
G : Cela signifie que La Place de Bordeaux n’a plus d’avenir ?
BB : Si, mais elle doit se réinventer complètement.
G : Comment ?
BB : Ma femme a été conseillère en stratégie aux États-Unis pendant quinze ans. Elle rappelle qu’au début des années 2000, on trouvait des magasins multimarques où la femme du notaire allait acheter son sac Dior et son pantalon Chanel. Aujourd’hui, les grandes marques ont mis en place leurs circuits de distribution et contrôlent tout. À Bordeaux, les crus vendus par La Place ne contrôlent pas leur distribution.
G : Mais ils la connaissent de mieux en mieux : nous partageons nos statistiques de ventes, les mettons en relation avec nos importateurs/distributeurs et organisons des visites, déjeuners et dîners pour que leurs clients connaissent encore mieux les vins.
BB : Oui, mais cela reste partiel. Ils ne savent pas précisément où se trouvent leurs vins. La Place se focalise sur une guerre des prix au lieu de travailler la qualité de la distribution. Comme le dit ma femme : « Quand on parle du prix, on ne s’occupe plus du produit. ». Chaque négociant devrait se spécialiser sur un circuit de distribution sans concurrent direct.
G : Aujourd’hui, nous sommes un certain nombre de négociants, mais chacun a sa spécificité. Dans votre vision, il n’en restera que quelques-uns ?
BB : Oui, c’est inévitable. Il n’y a aucune logique à ce que cinq négociants vendent le même vin en Autriche, par exemple. Ils finissent par se concurrencer uniquement sur les prix, et dès qu’on en arrive là, on ne valorise plus le produit.
G : Nous, négociants, proposons également un service qui incite nos clients à collaborer avec plusieurs d’entre nous ?
BB : Oui, mais La Place doit se réorganiser. Trop de négociants proposent les mêmes produits aux mêmes prix. Nous sommes dans un marché de combat où il faut conquérir le consommateur en lui racontant une histoire. Le vin doit être incarné, et cela peut passer par un négociant. Le consommateur doit savoir qui est derrière la bouteille.
G : Je suis tout à fait d’accord. C’est d’ailleurs un changement majeur depuis le début de ma carrière. Les châteaux doivent connaître la qualité de la distribution de leurs vins, et aujourd’hui, nous sommes de plus en plus transparents avec eux sur ce point.
BB : Certes, mais il faut comprendre que le consommateur déteste ce système. Le Bordeaux bashing vient de là. C’est le cœur du problème actuel.
G : Pourtant, nous observons un intérêt du marché pour les vins hors Bordeaux qui arrivent sur La Place.
BB : Oui, mais ces vins viennent chercher une représentation mondiale, sans avoir grand-chose à vendre.
G : Cela prouve tout de même la force de notre système.
BB : Ces domaines ont souvent utilisé La Place pour lancer un nouveau vin, alors que leurs autres références sont vendues via des systèmes de clubs, comme cela existe à Napa. Ils ont besoin de Bordeaux pour gagner en notoriété.
La Place de Bordeaux a l’habitude de vendre des vins chers. Elle ne s’intéresse pas aux autres, car les marges sont trop faibles, et ces propriétés n’ont aucun intérêt à passer par le négoce. La Place ne peut pas créer une marque, c’est au domaine de le faire.
G : Quelle est donc votre conclusion ?
BB : Bordeaux doit s’inventer, pas seulement se réinventer. Les propriétés doivent restreindre géographiquement le nombre de négociants avec lesquels elles travaillent, afin que chacun puisse vivre du vin car les vins de Bordeaux n’ont jamais été aussi merveilleux !
Vous pouvez retrouver sur ce lien les notes de Bernard Burtschy sur le millésime 2024.