🎧Nous vous offrons la version audio de l’Inside🎧
Nicolas Glumineau
Directeur Général
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Château Pichon Comtesse de Lalande
2ème Grand Cru Classé
Pauillac
Gerda : Pourriez-vous dire quelques mots sur le millésime 2024 ?
Nicolas Glumineau : Parler de 2024, c’est évoquer une année record en termes de pluviométrie. Depuis quelques années, nous subissons les conséquences du dérèglement climatique : parfois une sécheresse trop marquée, parfois des températures excessivement élevées, et d’autres fois, des températures assez douces accompagnées d’une pluviométrie très forte.
Quand on parle de 2024, il faut mentionner deux aspects essentiels. D’abord, la pression du mildiou sur le vignoble, en particulier sur le merlot, qui y est très sensible. Nous avons travaillé dur pour protéger la vigne et les grappes. Ensuite, la floraison s’est déroulée dans des conditions froides et humides, ce qui a compromis son bon déroulement sur tous les cépages, y compris le cabernet sauvignon. C’était une mauvaise surprise, et cela explique que nous avons enregistré une demi-récolte à Pichon Comtesse, avec seulement 20 hl/ha en 2024, et au Château de Pez, avec 27 hl/ha. Mais la bonne nouvelle, c’est la qualité. Nous en avons fait peu, mais c’est très bon. Nous avons finalisé nos assemblages début janvier, avec une forte dominante de cabernet sauvignon.
G : Grâce à quoi pouvez-vous dire que ce millésime est bon, alors que le début et la fin de la saison ont été difficiles ?
NG : 2024 s’inscrit dans la continuité des millésimes 2021, 2022 et 2023. L’année 2021 nous a beaucoup appris : elle a été marquée par une forte pression du mildiou et correspondait également à notre première année de conversion à l’agriculture biologique. Grâce à cette expérience exigeante, suivie de deux années plus clémentes, nous étions mieux préparés pour affronter une nouvelle saison sous tension climatique. Nous avons même poussé notre démarche plus loin en intégrant la biodynamie dans nos pratiques depuis 2012, petit à petit. C’est ainsi que, à présent, nous sommes 100% Bio et à 85% en Biodynamie (c’est-à-dire base 100% Bio + des pratiques en Biodynamie – préparations et tisanes).
Cela demande un travail considérable, des investissements conséquents en personnel et en matériel – notamment en tracteurs –, ainsi qu’un soin particulier apporté à l’entretien du vignoble et à l’enherbement permanent. Ce dernier permet à nos tracteurs d’intervenir aussi souvent que nécessaire. En 2021, certaines petites erreurs avaient eu des conséquences importantes, mais depuis, nous avons beaucoup investi pour gagner en réactivité.
Face aux excès climatiques, j’espère que notre courbe d’apprentissage nous permet aujourd’hui de mieux nous adapter. En 2022 et 2023, nous avons su préserver la fraîcheur du fruit – et donc celle du vin – malgré deux étés particulièrement chauds et secs. Nous avons ajusté nos méthodes de vinification afin de maintenir l’équilibre et la vivacité, évitant ainsi des vins trop structurés, compotés ou trop mûrs.
G : Ce qui n’est jamais le cas pour Pichon Comtesse.
NG : Oui, vous avez raison, même pas en 2022 ou en 2023 nous retrouvons la vivacité de Pichon Comtesse. Et ces années-là, nous avons encore plus affiné notre approche pour récolter des raisins parfaitement mûrs, mais sans excès. Nous avons aussi légèrement modifié nos processus de vinification afin de préserver le caractère aérien et élégant du vin. En 2024, nous avons rencontré une combinaison de toutes les difficultés traversées en 2021, 2022 et 2023. Ces trois millésimes nous ont été extrêmement utiles pour aborder 2024 avec plus de maîtrise.
G: On apprend tous les jours.
NG : Oui, et même lorsqu’un millésime est grand a posteriori, il est toujours intéressant de se demander : qu’aurions-nous pu encore mieux faire ? Ce débriefing annuel est essentiel, même pour les très grands millésimes.
G : Je trouve que nous parlons beaucoup de la pluie et que nous oublions le mois d’août, qui a pourtant connu quelques semaines de beau temps sec.
NG : Oui, et ce sont ces semaines qui ont fait le millésime.
G : Août fait le moût ?
NG : Oui, c’est le cas pour 2024. Pendant cinq semaines, nous avons eu un très beau temps, ce qui a fait la qualité des raisins. La qualité d’un millésime repose sur une combinaison de nombreux facteurs. Nous avons une demi-récolte, donc des raisins très concentrés, et une dimension aromatique associée à une belle structure et un équilibre qui me réjouissent pour Pichon Comtesse. Mais 2024 sera un millésime particulièrement hétérogène. On entend souvent dire que c’est un millésime de vigneron ou un millésime de vinificateur. 2024 est un millésime des deux. Il fallait être très attentif et rester ouvert chaque jour aux ajustements possibles, tant à la vigne qu’au chai, pour faire au mieux.
G : Quels changements avez-vous apportés dans le chai en 2024 ?
NG : Nous avons réduit les extractions. Ce n’est pas dans l’habitude de la maison d’extraire trop, mais cette année, nous avons été encore plus prudents, notamment sur certains cépages comme le cabernet franc et sur certaines parcelles où nous avons limité l’extraction des jus. Au final, nous avons produit des vins avec une moyenne de 12,7% d’alcool, ce qui prouve que les raisins ont atteint une belle maturité, et des pH autour de 3,7. Tout cela nous rappelle des équilibres qui avaient un peu disparu et qui sont finalement la signature d’un millésime alliant maturité et concentration. Je pense que c’est définitivement un millésime que les acheteurs, les connaisseurs et les journalistes devront venir déguster pour découvrir toute la palette qu’il a été possible de produire à Bordeaux en 2024.
G : Demain, vous partez pour un voyage aux États-Unis et au Canada. Vous connaissez bien ces marchés. Comment voyez-vous aujourd’hui le marché des Grands Vins de Bordeaux ?
NG : Le sentiment que j’ai, c’est qu’il y a une forme de pessimisme à Bordeaux en particulier. Peut-être est-ce très français d’être pessimiste… ? On aime se flageller et voir le verre à moitié vide plutôt qu’à moitié plein. Pourtant, lorsque je rencontre des collectionneurs, des habitués, des acheteurs de Pichon Comtesse et de Pez sur les marchés, je les trouve bien plus optimistes que nous.
Je parle ici des deux marques qui nous concernent, sans généraliser à l’ensemble de Bordeaux. Mais je pense que lorsqu’une propriété adopte une politique tarifaire cohérente avec son marché, il y a une vraie demande pour les vins de Bordeaux et les Grands Vins de Bordeaux. Aujourd’hui, quand je vois la demande en Amérique du Nord, en Asie du Sud-Est, à Hong Kong qui revient, ainsi que la demande européenne qui, pour nous, est en croissance, je suis raisonnablement optimiste. Cela n’empêche pas de prendre en compte la situation géopolitique et macro-économique. La prochaine campagne Primeur sera cruciale et devra être réussie. Chez Pichon Comtesse, notre stratégie a toujours été de bien considérer nos marchés et de définir notre prix Primeur en fonction de la réalité du marché de Pichon Comtesse. Je ne regarde pas ce que font mes voisins.
G : Vous êtes donc convaincu qu’il faut faire une campagne Primeurs ?
NG : Oui, bien sûr. Il y a des rumeurs, mais ce sont les mêmes que nous avons entendues en 2009 et en 2020. Je pense que le système des Primeurs, lorsqu’il est bien joué par tous, à commencer par nous, les propriétés, est un système incontournable. Il assure à la fois la réputation des vins de Bordeaux, la pérennité des propriétés et, je le crois, celle du négoce également.
G : La consommation de vin baisse à l’échelle mondiale. Comment attirer de nouveaux consommateurs ?
NG : J’ai le sentiment que c’est une question que nous nous posons beaucoup ces derniers mois, mais aussi un sujet que j’entends depuis très longtemps. C’est une question récurrente, un véritable marronnier du vin.
G : Le marché est comme la vigne, il évolue par cycles.
NG : Oui, exactement. Et quand j’entends dire que la nouvelle génération de 25-30 ans ne boit plus de vin, je dois dire que nous sommes nombreux à être passés par une période où nous étions plus attirés par les spiritueux pour faire la fête avec des copains, plutôt que par des repas assis, commencés au champagne, poursuivis avec du vin blanc puis du vin rouge. Mais j’observe aussi, dans mon entourage personnel comme parmi les clients de Pichon Comtesse, des personnes entre 35 et 45 ans qui se sont un peu posées, qui ont fondé une famille, qui ne sortent plus de la même façon et qui redécouvrent avec intérêt les vins de « Grand-papa et Papa ». Et cela tombe bien, car la force de Bordeaux, c’est probablement d’être la région viticole qui produit le mieux les vins vieillissants . Découvrir aujourd’hui ou dans 10 à 15 ans les vins que nous produisons actuellement, c’est sans doute la meilleure façon de déguster Bordeaux. Je suis donc plutôt confiant. Nous produisons moins, et Bordeaux va globalement produire moins, d’où la politique d’arrachage.
G : Pensez-vous que l’arrachage est la bonne réponse aux difficultés du marché ?
NG : Je pense qu’il faut produire moins, mais mieux. Cela ne signifie pas que l’on cesse de boire du vin, mais que l’on va en consommer différemment : moins, mais de meilleure qualité. Les niveaux de production, que ce soit à Bordeaux, en France, en Australie, en Afrique du Sud ou ailleurs, ont été trop élevés. Aujourd’hui, il s’agit simplement d’adapter l’offre à la demande. Je ne crois pas que la solution réside dans une transformation du vin vers une version plus idéologique qu’œnologique. Faut-il faire des rouges plus légers, des vins sans alcool, ou bien produire moins, mais mieux, tout en affinant la communication et la distribution ? Je penche plutôt pour la seconde option.
G : J’aimerais revenir sur le millésime 2021, car son prix Primeur n’a pas correspondu aux attentes du marché. Pourtant, je pense qu’il nous surprendra par sa qualité d’ici 10 à 15 ans. Qu’en pensez-vous ?
NG : Je suis d’accord avec vous. Le dernier millésime vraiment faible à Bordeaux, c’était 2013. Depuis, il n’y en a plus eu. Bien sûr, certains millésimes sont meilleurs que d’autres, et 2021 souffre d’être coincé entre 2020 et 2022, qui sont exceptionnels. Mais nous avons l’expérience des 2004, 2007 et 2008. Certains les qualifiaient de plus faibles, comme 2017 et 2021, et pourtant, ils ont donné naissance à de très beaux vins. Aujourd’hui, nous avons déjà le plaisir de déguster ces 2021, et avec quelques années de vieillissement, ils seront superbes. D’ailleurs, en goûtant nos assemblages de 2024, je ne les compare ni à 2013 ni même à 2017. Dès la vinification, j’y ai trouvé quelque chose du 2008, notamment pour les cabernets. Ils sont droits, structurés, peut-être un peu austères dans leur jeunesse, mais je suis persuadé qu’ils évolueront magnifiquement, comme l’ont fait 2008, 1998 ou encore 1988.
Ce dernier est resté longtemps fermé, un peu dur, mais il avait du potentiel, qui s’exprime pleinement aujourd’hui. La grande différence, c’est que nous ne vinifions plus comme en 1988, 1998 ou 2008. L’équilibre, la finesse et la souplesse s’exprimeront plus rapidement, et je suis convaincu que 2024 réservera de très belles surprises.
G : Le 2024 sera donc plus accessible à boire plus tôt.
NG : Oui, et d’une certaine manière, cela est lié au changement climatique. Le degré de maturité que nous atteignons aujourd’hui, notamment avec les cépages tardifs comme le cabernet sauvignon, était impensable il y a 20 ans. Nous constatons que, quelles que soient les conditions que nous traversons – je parlais tout à l’heure de 2021, 2022, 2023 et maintenant 2024 – pour des raisons différentes, nous avons des millésimes complètement distincts. En ce qui me concerne, le cépage qui traverse les âges et ces millésimes en s’imposant chaque fois, c’est le cabernet sauvignon. Et pourtant, avec toute l’eau que nous avons reçue en 2024, qui aurait cru que nous ferions des cabernets sauvignons aussi mûrs, denses et structurés ? C’était impensable. C’est la très bonne surprise de ce millésime.
G : C’est le millésime 2016 qui a marqué un tournant pour Pichon Comtesse, avec une part bien plus importante de cabernet sauvignon dans l’assemblage, n’est-ce pas ?
NG : Oui, 2016 a été le millésime où nous avons commencé à utiliser beaucoup plus de cabernet sauvignon, précisément 75 %. Mais dans l’histoire de Pichon Comtesse, malgré la communication et la réputation du cru d’avoir plus de merlot que ses voisins, comme Léoville Las Cases, Latour ou Pichon Baron, la réalité est que les très grands Pichon Comtesse, je pense à 1982, 1989 ou 1996, étaient déjà majoritairement composés de cabernet sauvignon. Il y avait cependant une image véhiculée autour de La Comtesse, qui était une propriété remarquablement dirigée par une femme (Éliane de Lencquesaing), avec des vins élégants, raffinés et une proportion de merlot plus élevée que celle des voisins. Cela a laissé penser que les assemblages de Comtesse étaient toujours très marqués par le merlot. En réalité, les grands millésimes de Comtesse ont toujours été dominés par le cabernet sauvignon. Aujourd’hui, nous évoluons vers une proportion encore plus élevée de cabernet sauvignon pour deux raisons. D’une part, nous avons mis en place un grand plan d’arrachage et de replantation depuis 15 ans, au cours duquel nous avons arraché davantage de merlot pour replanter plus de cabernet sauvignon. Nous avons un terroir qui se prête davantage à ce cépage. Cela dit, lorsque nous avons la chance d’avoir des « lentilles » d’argile sur un terroir comme celui de Pichon Comtesse, la qualité des 17 % de merlot que nous avons choisi de conserver est évidente, et nous allons bien sûr continuer à en planter. Ce cépage se développe magnifiquement sur ce type de terroir. Nous avons appris beaucoup grâce aux avancées scientifiques, qui ont considérablement évolué depuis le milieu des années 1990. Aujourd’hui, nous disposons d’un niveau de détail dans l’analyse des sols et des sous-sols de Comtesse que nous n’avions pas auparavant. Ce n’est pas que nous avions moins de mérite à l’époque, mais désormais, nous avons des outils qui nous permettent d’implanter le bon cépage et le bon porte-greffe au bon endroit.
Gerda BEZIADE a une incroyable passion pour le vin, et possède une parfaite connaissance de Bordeaux acquise au sein de prestigieux négoces depuis 25 ans. Gerda rejoint Roland Coiffe & Associés afin de vous apporter avec « Inside La PLACE » davantage d’informations sur les propriétés que nous commercialisons.